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SA VIE — SES ŒUVRES

sera bossue ; donc supprime les bosses… » À voir Flaubert criant haut, s’impatientant, rejetant toute observation et bondissant sous la contradiction ; à voir Bouilhet très-doux, assez humble d’apparence, ironique, répondant aux objurgations par une plaisanterie, on aurait pu croire que Flaubert était un tyran et Bouilhet un vaincu. Il n’en était rien ; c’est Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du moins, et c’est Flaubert qui obéissait. Il avait beau se débattre, secouer sa table, jurer qu’il ne supprimerait pas une syllabe, Bouilhet impassible, humant sa prise de tabac, lui disait : « Tu vas éliminer cette incidence, parce qu’elle est inutile à ton récit et qu’en pareil cas ce qui est inutile est nuisible. » Flaubert finissait par céder et ne s’en repentait pas… » On a raconté[1] que Bouilhet fit récrire à Flaubert sa Salammbô dont la première version était, paraît-il, une sorte de poëme en prose. L’anecdote est plus ou moins sérieuse : ce qui est certain, c’est que Salammbô a été écrit sous les yeux de Bouilhet. Flaubert comparait alors son ami à un pion de collège qui lui aurait rogné ses phrases et enlevé ses épithètes.

Cette intimité touchante, cette culture jalouse du talent d’un ami suffiraient à elles seules pour faire juger le caractère du poète. Ce caractère était fait de droiture et de franchise. Il se peignait dans une figure ferme, douce, dont un sourire étrange et charmant était le signe distinctif, surtout dans des yeux larges, limpides et bons où s’allumait une flamme tour-à-tour railleuse et bienveillante. Le monde littéraire a ses passions et ses jalousies ; il n’en connaissait que les fraternités et les enthousiasmes. Fin avec bonhomie, spirituel sans méchanceté, mordant sans être cruel, juste et sincère avec courtoisie, jamais il n’eut d’autre ambition que

  1. M. Jules Claretie.