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LOUIS BOUILHET

les penchants qu’il faut flatter pour la séduire et les lazzis qui lui conviennent. Ils s’entendent à chatouiller les fibres qui peuvent la faire rire et pâmer. — Les assistants applaudissent, se succèdent en grand nombre tous les soirs. Les directeurs de théâtre se disputent les pièces de ces dramaturges sans vergogne ; la consommation suit la production, le problème est résolu, le but est atteint.

Bouilhet eut un autre but et d’autres procédés. Il voulait intéresser et divertir honnêtement. Soucieux de la dignité de l’Art, peu préoccupé d’un succès d’argent, il pensait qu’il avait charge d’âmes. Jamais il ne comprit qu’un auteur se fit l’esclave des penchants les moins honorables de ses auditeurs ou le bouffon de leur frivolité, estimant que celui qui ne songeait pas à nourrir leur esprit et à élever leur âme désertait son devoir. — Au Théâtre, en effet, (et c’est là ce qui fait sa vie et sa puissance), comme disait Charles Magnin[1], il s’établit entre le poëte et la foule un échange continuel de pensées et d’émotions, de plaisirs et de conseils ; l’enseignement est réciproque, il descend et il remonte : poëte et peuple sont tour-à tour maître et disciple, modeleur et modèle, créancier et débiteur.

Ce n’est pas le talent qui fait défaut aujourd’hui. Au contraire, combien avons-nous (qu’on nous pardonne l’expression) de faiseurs émérites qui s’emparent d’une situation dramatique pleine à la fois de périls et de ressources et l’exploitent avec une dextérité consommée ! Combien avons-nous aussi d’écrivains qui se contentent d’enlever à la hâte une esquisse piquante des mœurs extérieures de notre époque ! Ce qui manque à ces auteurs, c’est la conscience, c’est la foi en leur œuvre, c’est le désir de mettre le temps nécessaire à son éclosion.

  1. De la situation du théâtre en France.