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LOUIS BOUILHET

des figures rêvées par le poëte, c’est l’incarnation des personnages dont il a étudié et peut-être ressenti les sentiments et les passions, c’est la pensée vivante, presque palpable, circulant et se répandant avec profusion devant des spectateurs qui se succèdent sans trêve ; c’est, comme dit un dramaturge célèbre, la conquête de la foule par l’acteur, c’est-à-dire, la parole, le regard, la démarche, le geste, l’action ! Un poëme, c’est la statue de marbre froide et pâle : un drame, c’est Galathée s’animant sous l’ardente étreinte de Pygmalion !

Bouilhet comprenait tout cela ; il n’était pas de ceux qui croient que dans cinquante ans le Livre aura tué le Théâtre[1]. Il n’était point non plus impunément le compatriote de Corneille. Il se présenta un drame en vers à la main. Il fut applaudi. Et, chose bizarre ! ce fut la tournure toute romantique de son drame qui lui valut une partie de son succès.

On était en 1856. Le public était fatigué des productions malsaines qui avaient inondé notre théâtre, de ces pièces où l’Histoire n’avait paru que dénaturée par la fantaisie, où le passé était inventé au lieu d’être interprété, où la vie réelle est présentée dans ce qu’elle a de moins noble, où le bon sens est soumis aux plus rudes épreuves. Les vers sonores de Madame de Montarcy vinrent surprendre les spectateurs et les frapper au visage comme un vent frais et chargé des senteurs d’un printemps nouveau, et la scène put croire un instant au retour de ces drames où la jeune école romantique voulait faire triompher ses théories. On ne vit que l’intention élevée, le labeur scrupuleux ; on s’estima heureux d’être enfin délivré du spectacle de ce demi-monde dont la découverte sur la carte dramatique par un écrivain célèbre avait tant excité la curiosité, de

  1. De Goncourt, Théâtre complet, préface.