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s’étaient emparés du centre, la partie la plus sure et la moins exposée aux vagues. De cette position avantageuse et inexpugnable, ils repoussaient tous ceux qui voulaient s’éloigner des extrémités. Malgré les services que je venais de rendre, je ne trouvai place que sur l’arrière du radeau ; l’eau couvrait la moitié de mon corps, et les lames, en se brisant, passaient au-dessus de ma tête[1].

Si j’avais été un soldat vulgaire, incapable d’apprécier un péril sans gloire, peut-être aurais-je vu, avec tranquillité, des hommes qui n’avaient pas plus de titre que moi à se sauver, occuper la position la plus avantageuse et me la refuser ; mais la réflexion, l’idée d’un danger imminent et, le dirai-je, le dépit, me firent prendre une résolution désespérée. Décidé à braver la mort, après être resté quelque temps sur le radeau, je me jette à la nage ; je lutte une heure contre les flots, et je regagne la frégate, sans espoir de salut et dans le seul but de quitter une place ou mon sort était aisé à prévoir, et où il m’était impossible de résister plus longtemps à la pression des hommes

  1. M. Correard, en donnant la construction du radeau (relation, pag. 80, ligne 7), s’exprime ainsi : Le devant du radeau, cette partie antérieure, n’offrait que très peu de solidité, et était continuellement submergée ; le derrière ne se terminait pas en pointe, comme le devant ; mais, une assez longue étendue de cette partie ne jouissait pas d’une solidité plus grande ; en sorte qu’il n’y avait que le centre sur lequel on pût réellement compter.