Page:Angers - Les révélations du crime ou Cambray et ses complices, 1837.djvu/58

Cette page a été validée par deux contributeurs.
57

la carrière. Il était horrible alors d’entendre les sarcasmes dont ces nigauds, ainsi que nous les appelions, étaient le sujet, et s’ils n’avaient point une vertu à toute épreuve, soit mauvaise honte, soit contagion, ils finissaient par prendre les mœurs de leur entourage. Il y a en ce moment parmi nous un homme d’une haute extraction et plein d’honnêteté, j’en suis sûr, qu’une suite de malheurs a réduit à la misère, et qu’un horrible incident a fait jeter dans ce lieu d’infamie. C’est un habitant de St. Jean Port-Joly, qui a tout l’air de bonhomie, de franchise et de sociabilité naturel au paysan Canadien. Il m’a raconté son histoire : c’est un drame intéressant, qui a presque l’air d’une fable. Il est connu dans sa paroisse sous le nom de Baron Tunique, qui est une corruption villageoise de Van Kœnig, qui en allemand signifie fils de Roi. Son père était Officier dans un Régiment Anglais, qui fut congédié en Canada il y a près de soixante ans. Il était allemand d’origine, et le fils unique du Baron Van Kœnig, un des premiers et des plus riches Barons de l’Allemagne. Son père l’avait envoyé faire ses premières armes dans les troupes Anglaises, en attendant le moment où son âge l’appellerait aux premières dignités de l’Empire. Malheureusement ce jeune Officier, plein d’amabilité et riche des plus belles espérances, était d’un caractère insouciant et d’une tournure d’esprit qui préférait une heureuse obscurité à une pénible et harassante célébrité. Après avoir parcouru en aventurier presque tout le Canada, il alla se fixer en la paroisse de la Rivière-Ouelle, fit connaissance avec la fille d’un habitant d’une grande beauté, et l’épousa. Il vécut quelque temps dans l’abondance, et ne songea plus à retourner en Allemagne. Mais bientôt ses ressources s’épuisèrent, sa famille augmenta, ses liens d’affection se doublèrent, et il vit arriver le moment où il allait être dans l’indigence, ce fils de Roi. Il écrivit à sa famille, et en reçût des secours pour passer en Allemagne, secours qu’il dissipa encore, sans améliorer sa condition. Enfin son père mourut, et sa succession devint vacante. Trop pauvre et trop peu industrieux pour aller réclamer ses biens lui-même, le Baron Tunique chargea un Avocat Canadien d’y aller pour lui, et lui donna tout pouvoir d’aliéner ses domaines et sa dignité pour de l’argent. Des Héritiers Collatéraux étaient entrés en la possession de cette immense succession, et pour se débarasser des réclamations du légitime héritier, donnèrent à son chargé d’affaire une somme de plusieurs milliers de florins, suffisante pour assurer à la famille des Van Kœnig en Canada une fortune très considérable, et que néanmoins elle a dissipée imprudemment en moins de vingt années. Le fils de ce Baron, âgé d’environ trente et quelques années, pauvre, ignorant, aussi humble dans son apparence que le dernier des paysans, ce fils des rois, destiné à jouir d’une fortune colossale, à régner sur des esclaves, et à briller dans les premiers cercles de l’Europe, cet homme est aujourd’hui dans une prison américaine. Où est à-présent cette supériorité que donnent la naissance et le rang ? Élevez l’homme du peuple, et rabaissez le monarque, et vous ne vous appercevrez pas qu’aucune loi de la nature, qu’aucun grand principe ait été violé ! »