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Sans doute ; mais c'est que Murdoch s'était trompé et que Gilbert n'était pas poète. Quant à Robert, il admirait de tous côtés, répandant, devant ces simples filles étonnées, des trésors de poésie qu'elles ne comprenaient sans doute pas , mais oîi , avec l'intuition féminine, elles sentaient quelque chose de supérieur et de précieux. Qui peut imagi- ner, car son éloquence fut peut-être plus merveilleuse que ses vers, quelles strophes pleines de ferveur et de tendresse il a murmurées à des oreilles ignorantes, où elles résonnaient comme une musique incom- préhensible et cependant douce à écouter? Ses chansons n'en sont peut-être qu'un écho affaibli.

Et ce qu'il y a de surprenant en lui c'est qu'il n'aimait pas des lèvres, mais vraiment du cœur. Chacune de ces amourettes avait, pendant qu'elle durait, la véhémence et l'intensité d'une passion qui le boulever- sait de joie ou de désespoir. Les passions se poussaient dans ce cœur continuellement agité, rapides mais fortes et innombrables comme des vagues. C'étaient de vraies ivresses et de vraies angoisses qu'il éprouvait sans trêve. Sa charpente de paysan, singulièrement massive et solide, endurcie à toutes les fatigues, en éprouvait des secousses terribles. Il ne s'habitua jamais à aimer. Les cœurs ordinaires se tarissent dans des amours trop répétés qui vont s'affaiblissant par leur abondance. Mais cette àme inépuisable fournit un torrent de passion qui resta jusqu'au bout égal à lui-même dans son impétuosité. Gilbert qui n'est pas suspect d'exagérer ces sujets, disait : « Bien qu'il fût, dans sa jeunesse, timide et gauche dans ses rapports avec les femmes, cependant, quand il devint un homme, son attachement à leur société devint très fort et il était constamment la victime et l'esclave de quelque beauté. Les symptômes de sa passion étaient souvent tels qu'ils égalaient ceux de la célèbre Sapho. A la vérité, je ne sache pas qu'il se soit jamais évanoui, qu'il ait fléchi sur ses genoux et expiré ; mais son agitation physique et mentale surpassait tout ce que j'ai jamais vu de ce genre, dans la vie réelle ^ »

Chez certains poètes, les passions ne deviennent une matière poétique que lorsqu'elles sont façonnées par le souvenir ; ils travaillent, toujours tournés vers leur passé, semblables aux cordiers qui n'ont jamais dans la main qu'une masse confuse de chanvre et ne voient leur travail se faire que loin d'eux. Leur œuvre a presque toujours de la tristesse et du calme, parce que les choses dont ils parlent sont perdues, écoulées, parce qu'elles sont éloignées. Mais il en est d'autres pour lesquels la production est immédiate et n'est que le prolongement, l'écho instantané de la joie ou de la souffrance présentes. Ils sont comme des boucliers qui retentissent en même temps qu'on les frappe. Leurs chants conser-

i GilberCs Narrative.