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là, comprendre c’est prendre sa part, et vouloir c’est déjà entreprendre. Mais il devait manquer le cœur de l’entreprise, parce qu’il ne devait seulement pas sentir la nécessité de le chercher. La Cène de Léonard a peu de vie intérieure ; tous y ont trop d’esprit ; ils se donnent trop de mal ; ils parlent à l’intelligence, comme les témoins d’une histoire qui n’a plus rien d’obscur. L’action est dans les gestes, et n’est pas dans les cœurs. De là, l’apprêt de cette œuvre illustre. De là aussi, qu’entre toutes les figures, celle de Jésus est la moins belle. Quant à Judas, c’est une idée commune d’en avoir fait, par la laideur, l’étalon invariable de la scélératesse. Mais cette idée n’est pas digne d’un grand cœur, ni d’une telle tragédie, ni d’un tel poète.

La seule passion trouve les mots que tout l’art de penser ne trouve pas. Plus les passions sont puissantes, et moins, en un certain degré, elles sont accessibles au seul esprit. La peinture, qui ne connaît que les formes, n’en rend presque jamais que l’apparence. Est-ce donc que la peinture ne peut produire au jour les profondeurs de l’âme ? Elle y a pourtant réussi une fois, dans un homme unique à qui nul autre ne se compare. Et Rembrandt[1], ayant fait un dessin, d’après une gravure de la Cène, en quelques coups de plume, y a mis plus de vie et plus de vérité que le grand Léonard en dix ans d’études. La vérité profonde, c’est l’émotion.



  1. Le dessin à la plume de Berlin, et la sanguine du prince George de Saxe.