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voyage du condottière

Que ce Christ est pauvre ! Que sa beauté est nulle, doucereuse et vraiment faite pour enlever tous les suffrages ! Ni homme ni dieu, il n’est que fade. Léonard de Vinci y fait la confession d’une grandeur et d’une défaite égales : un amour de la perfection beau comme elle ; mais il reste en deçà de la victoire : et c’est, non pas qu’il faut être parfait, mais qu’il faut atteindre la vie.

Léonard était doux, généreux et si noble ! Il se retirait de toutes luttes. Le brutal Michel-Ange, son cadet de vingt ans, l’a fait fuir de Rome. Le combat contre la passion lui répugnait ; et sa raison était assez fine pour qu’il ne se souciât pas de l’imposer : c’est bien assez d’avoir raison. Il faisait fi même du succès ; il n’y goûtait sans doute que les moyens d’une vie voluptueuse. On ne lui sait point de femme : il écarte de lui toutes les occasions de trouble ; il n’est à l’aise, en prince, qu’à la cour des princes. En vrai dédaigneux, il était pacifique. La paix du monde et de la ville est nécessaire à ceux qui s’entretiennent avec la nature et qui pensent. Il avait l’indulgence silencieuse, qui est parfois la forme souveraine de l’intelligence, et parfois le manteau impérial du mépris. Mais le Vinci, je le sais, méprisait peu : il y a trop de passion encore dans le mépris. Il ne vivait qu’avec ses amis qui, tous beaucoup plus jeunes, furent plutôt les fils soumis d’un père si magnanime et si admirable. Un grand homme vaut toujours mieux que ce qu’il fait ; mais comme Léonard, je n’en sais pas un autre : je l’aime infiniment plus que son œuvre.

Nul en son temps ne s’est rendu plus libre. Nul ne fut plus exempt de tout zèle fanatique. Rien ne lui était donc moins aisé que la passion d’un dieu. Il lui était plus naturel de la concevoir que d’y entrer, et d’y penser que d’y croire. Supérieur ou égal à tout ce qui s’analyse, il ne l’était pas à une telle action :