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Heureuse donc, la fresque où Léonard donnait chaque jour un coup de pinceau médité pendant une semaine, heureuse de s’être sitôt évanouie et, peu à peu, de disparaître avec pudeur. La couleur, pour nous, n’en eût pas été belle ; toutes les œuvres de Léonard ont perdu à ce qu’il les achève : elles sont noires, et le noir est le deuil de la vie. Il y a mis trop de science : c’était y insinuer la mort. Si elle ne dure, qu’est-ce que la lumière ? Plus que personne, en Italie, Léonard a poursuivi la lumière ; plus que personne, il a cru la saisir ; et pensant l’avoir prise entre ses mains, elle s’est évanouie.

Léonard a voulu peindre la scène suprême, et capitale, en vérité, dans la tragédie d’un dieu. Il fallait qu’une telle heure vînt pour le Sauveur du monde ; et il fallait que la pleine intelligence d’un homme choisît cette heure, entre toutes les autres, afin de s’y mesurer. Mais l’intelligence tente en vain une action divine ; elle fait la preuve de sa force en y échouant, sans doute : car jamais elle n’y suffit.

Autour de la table, le grand Léonard a donc assis Jésus et les apôtres. Pour la dernière fois. Celui qui s’offre en sacrifice à tous les hommes rompt le pain avec ses disciples : ils sont tous les Douze, ceux qui l’ont aimé, et l’autre qui n’a point de nom, puisqu’on veut qu’un peuple entier le nomme, et qui n’a point désobéi à son Maître en le trahissant, puisqu’il fallait enfin qu’il le trahît. Or Jésus vient de leur révéler l’horrible secret de sa mort, qui est le prix de leur vie. « En vérité, l’un de vous va me trahir. » Et c’est comme si Jésus disait qu’« il le doit ». Tous alors, qui ne doivent leur salut qu’à ce crime des crimes, s’agitent devant Jésus. Ils s’indignent : tous, ils font des gestes ; ils lèvent tous la main, parfois les deux ; ils montrent, chacun, son âme du doigt, et chacun y met son honnête rhétorique. Mais