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voyage du condottière

à la terre, les ouvriers du marbre sont trop habiles : ils ne se rendent pas dignes d’être architectes. Comme les Visconti et les Sforza ont mis leur orgueil à faire de la Chartreuse l’enseigne de leur faste, le bon principe de l’économie n’a pas suscité, une seule fois, le respect de la mesure : on ne manque jamais tant à cette sainte loi, que si l’on gâche la matière. La prodigalité sans frein est la grossièreté des riches.

Révélation de la façade est faite ici, et des lois profondes qui la régissent : ils n’en ont pas le sens, en Italie. Tout pour la façade, ou rien : tels sont les excès de leur goût. Et tantôt la façade ne vit que pour elle-même ; tantôt elle n’a pas commencé de naître. Partout, en Italie, on se heurte à l’un ou l’autre obstacle : ou le mur de moellons, ou l’écran de marbre innombrable. La façade, pour eux, est une mosaïque d’ornements, un centon de couplets. Ainsi les ouvertures de leurs œuvres musicales : dix motifs, vingt ne leur suffisent pas : il n’y en a jamais assez. Le problème n’est pas, pour eux, d’ordonner des lignes : c’est de les effacer. Jamais ils ne sentent la raison secrète de la façade, qui est de répondre à la vie organique du vaisseau intérieur. Leur amour du formel leur fait oublier la forme. Ils sont virtuoses, dès leur âge d’or.

La façade qui ne révèle pas le monde intérieur est un masque. Les façades sont des visages. Celle-ci est un meuble. La richesse est ruineuse. Elle tue jusqu’à l’idée de la ligne, cette vertu de l’architecture, entre toutes noble et héroïque. Je veux dire, en architecte, que l’ascète et le héros se tiennent comme l’index et le pouce.

Soudain, regardant la Chartreuse une dernière fois, il me souvient d’une vieille estampe où Bramante a taillé l’image de la ville idéale, telle qu’il rêvait de l’édifier. Ce ne sont que porti-