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voyage du condottière

un peu plus bas, plus étroit ou plus large, et le son maigrit ou s’étouffe, s’altère et pâlit. Le grand Stradivarius en a réglé la forme et la place pour toujours. Les luthiers de Crémone voyageaient dans le Tyrol, pour y choisir les bois les plus purs, les plus belles fibres, et l’érable le plus sonore.

Tout est beau dans le violon, tout a du prix. Aux moindres détails, on reconnaît l’accord de l’instinct musical et d’une raison, d’une étude séculaires. Les tables sont voûtées selon un calcul exquis. L’évidement des côtés est d’une grâce comparable aux plus suaves inflexions de la chair qui sinue de la gorge aux hanches : cette scotie d’un galbe si ferme et si tendre n’est pas d’un trait moins sûr que la nacelle des plus pures corolles. Et les ouïes sont les plus belles intégrales.

Dans le violon visible, je suis toujours tenté de reconnaître le corps divin du son en croix : le chant sur le saint bois du sacrifice. Et le grand violoniste, quand il va donner le premier coup d’archet, semble toujours le grand prêtre d’un culte voué aux enchantements. Son geste est une incantation.

Au dedans de ce corps sensible, sont logés les organes les plus délicats, qui font le mystère du timbre : les tasseaux et les coins, le ruban des contre-éclisses ; la barre, qui est le système nerveux du violon, et l’âme qui en est vraiment le cœur très véridique : en déplaçant l’âme, on déplace le son. Voilà la merveille de vie sonore, avec les quatre-vingt-trois pièces qui la composent, que les luthiers de Crémone ont portée à la perfection.

Les luthiers sont venus comme Crémone se fermait au monde. La Commune est morte. Crémone n’est plus qu’un champ de bataille pour les armées du Nord. Les soldats de Charles-Quint y mènent un train d’enfer. Le sac et les sacrilèges, la pillerie et les meurtres, les églises à feu, les couvents violés ; les héréti-