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voyage du condottière

Les arbres semblaient grimés ; un haut cyprès, taillé en cierge, faisait croire à un cierge noir taillé en cyprès ; mais après tout, ce n’était sans doute qu’un portant, et s’il tenait droit, c’est qu’on le dressait à force de câbles, dans la coulisse.

Comme les paysages sont à l’image de notre âme, quand ils la séduisent, la foule dans les allées de ce jardin avait les traits du faux arbre. Tous étaient ridicules, à cause de leur costume roide, et d’un air solennel, qu’ils avaient pris en entrant. Une famille était à table, mangeant des poires ; une autre entourait un fauteuil à oreilles, où un vieillard croupissait. Ils avaient tous leur air de cérémonie, empesé comme leur linge ; et les bourgeois eux-mêmes, le frac sur le dos, étaient gênés aux entournures. Ils faisaient le bras rond, comme dans les bals le jeune ouvrier offre son coude à celle qu’il préfère : car, ici ou là-bas, tout finit de la bonne manière, et par des mariages. Une femme en mantille se promenait dans une robe à cinq volants entre deux hommes blêmes, l’un grand et maigre, l’autre court et gras, mais tous les deux d’une dignité inaltérable, et vêtus d’un long manteau, précaution contre l’hiver : tous les trois allaient d’un pas si sérieux qu’on avait peine à les croire à la promenade ; cependant, comme la femme tenait un gros bouquet de dahlias stupides, l’homme maigre un parapluie, et le gras une canne à bec de canard, on ne pouvait douter qu’ils ne fussent dans cette campagne pour leur plaisir.

La foule était cossue, éloquente en ses mines, silencieuse toutefois. Les enfants eux-mêmes paraissaient soucieux ; ils veillaient à ne point salir leurs petites robes, leurs beaux souliers à lacets, ni leurs guimpes. Ils concouraient pour le prix de sagesse, sous les yeux attendris et moroses de leurs parents. Le vent ne jouait point dans les nattes des petites filles. Un marmot