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voyage du condottière

On conte qu’il était de haute taille, la mine noble, aimable et brillant, athlète et beau cavalier. Sa beauté n’a jamais plu sans doute aux femmes : avec toute sa douceur, il se faisait craindre : elles ont peur de la pensée. Et lui-même ne paraît pas les avoir aimées, sinon pour les disséquer et les peindre. Il n’en voulait pas embarrasser sa vie. Il s’était marié à la science. Qu’il ait été le beau jeune homme qu’on dit, je ne m’en soucie guère. Je ne veux le voir que sous les traits d’un magnifique et saint vieillard, d’un Hermès Trismégiste. Tel il est dans l’admirable sanguine de Turin. On ne veut plus, à présent, que ce soit lui : à cette image de vieux lion, on préfère le dessin de Windsor fade, fat et sans accent.

La plus haute ironie est dans le sourire de l’intelligence. Léonard sourit de cette sorte. Après tout, celui qui comprend, celui-là aime aussi. Il a l’âme égale, et douce à tout ce qui respire. Tout étant comme il doit être, la pensée qui se possède ne saurait pas être méchante. Même si elle n’espère rien, et ne peut prendre ce monde au sérieux, elle peut pardonner au rêve de n’être qu’un rêve. Cependant, il me semble éprouver que Léonard est très religieux.

Tout son dédain est pour la vanité des hommes, et pour leur méchanceté absurde. Ses yeux ne sont pas cachés dans les orbites, il ne fronce pas les sourcils pour ne plus les voir : mais au contraire, parce qu’il est tout abîmé dans la vision, ses paupières plissées sont la bourse où ce sublime avare thésaurise depuis cinquante ans, amasse, entasse les signes de la vie et les moments de la forme, les courbes du monde. Magnifique et saint vieil homme ! Le Loire gaulois méritait bien qu’il mourût sur ses bords. À peine s’il était de son pays un peu plus que des autres : Léonard est le fils de la mer latine, par essence : c’est l’antique