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voyage du condottière

La terre exhale une odeur de bête, une senteur forte de peau, de pavot et d’amande, un goût amer de lauriers. L’air salin passe sur des buissons, où se dessèchent la menthe et la chaude lavande. Les têtes noires de l’ivraie luisent sous un duvet d’argent. Quelques fleurs courtes, aux lobes charnus, plissent les lèvres au pied des lauriers maigres, dont la lance écarte la foudre. Comme sur un bouclier, le soleil frappe sur la plaque du ciel : ce n’est pas un coup brutal ; il ne heurte pas le disque d’un mail trop fort ; mais au contraire, il frôle le métal, comme fait le timbalier habile ; et c’est à l’infini un frémissement d’or, puissant et doux, qui suscite en moi les pensées du triomphe : ainsi le cheval de guerre dresse les oreilles au premier choc des cymbales.

Que ce soit l’un ou l’autre de ces fossés pierreux, et si l’Uso ou l’Urgone, qu’importe ? C’est ici le Rubicon, et nul fleuve n’a la grandeur de celui que César a passé.

Ici, le grand César, déjà quinquagénaire, a froncé le sourcil ; et pesant son destin d’une main, et dans l’autre celui du monde, il a dit, pour toujours : « Je veux ». Mais plus haut encore dans la pensée que dans l’action, et bien plus prince, il n’a pas déclaré sa volonté sans rendre la part, qui lui est due, à la force fatale, qui est plus puissante que tous les puissants ; il a donné la forme du jeu à l’acte d’une volonté pourtant irrévocable ; et forçant le monde à la loi qu’il suit encore, le grand César en a jeté les dés, dans la partie de la fortune.

J’ai pris de ces cailloux, et je les ai baisés. Il y en avait un, d’une forme parfaite, un galet roux, pareil à un pétale de genêt : je l’ai vu poli par les siècles ; et là, depuis César. Je l’ai mis dans ma bouche, pour avoir le goût de la victoire. Mes trente ans,