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voyage du condottière

tant que de leur condoléance, moi seul j’étais absent de ces festins.

Taciturne, sans regard pour les plus belles jeunes femmes, sans ouïe à leurs plus suaves propos, rien n’a pu me donner l’oubli de ma torture ni de l’heure, rien n’a charmé ma misère, que parfois la musique. Car la musique est amour, et l’amour tel que chacun le forme en soi-même. Et ce n’est pas que la musique console la peine ; mais au contraire, elle l’accroît, elle la rend si profonde qu’on s’ensevelit en elle, et qu’on se confond enfin dans sa profondeur.

Or, un jour, au déclin du soleil, je vis soudain, avec terreur, la fille des Traversari, celle dont l’amour fait mon tourment. C’était elle, elle-même, dans sa forme ineffable et telle que je n’aurais jamais dû la voir, dans sa jeune nudité.

Elle était nue, et fuyait. Ses pieds blancs frappaient la terre au vol, comme ceux de l’Atalante ; ses talons d’ivoire rose couraient sur les aiguilles dorées des pins. Elle ne criait pas ; mais ses yeux ruisselaient d’une insondable tristesse ; ses regards étaient pareils aux sanglots de la vision, pareils aux larmes sans secours, à ces pleurs qui n’ont plus de cause, parce que tout y entre et que la cause en est dans tout.

Trois chiens blancs au museau rouge galopaient sur ses chevilles, la pressant de leurs crocs, happant tantôt la jambe, tantôt les flancs. D’un bond, le lévrier enfonça sa tête de furet dans la poitrine chaude ; et les dogues du Nord mordant la jeune fille, l’un au plus tendre des cuisses, l’autre au parvis du ventre, ils lapaient le sang à même la chair charmante en ses courbes de fleur. Le dogue gris fouillait sous la ravissante ogive du sexe, où le temple virginal se retire, comme une source ; et son pelage d’acier était teint d’écarlate en trois rubans ; et sur son crâne et ses oreilles, frémissait une résille de rubis.