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voyage du condottière

de la lumière, je ne le sais point. Ô mélancolie divine, non plus dans le brouillard, mais dans la clarté la plus pure et la plus égale.

J’errais dans la forêt sublime, que les canaux prolongent d’un triple et quintuple miroir. Je me retrouvais dans cette tristesse sans limites, comme aux bords de l’Océan ; mais ici, le calme ne venait pas d’une volonté plus forte que le trouble, ni d’une douleur accomplie ; il naissait et renaissait de la lumière irrésistible qui, pénétrant les corps, finit aussi par pénétrer le cœur.

Pensif, entre les pins, je vis un homme jeune et beau, qui levait les mains vers le soleil, et les contemplait, pleurant de les trouver sanglantes. Vêtu de soie et de velours, à la mode des anciens temps, il semblait un de ceux que le grand Alighieri rencontre en son voyage, au séjour de la purification. Il était douloureux comme la conscience ; et son visage, pourtant, s’illuminait de cette pâleur ardente qui est l’innocence du malheur.

J’allai vers lui, plein de la sévère compassion qui m’est propre ; et je l’interpellai : — Qui es-tu ? Réponds-moi, homme beau et si triste. Il me semble te reconnaître, ne t’ayant jamais connu. Mais, parce que tu es fier et que je le suis peut-être, ne parle pas, si ma présence te blesse et si tu te refuses aux questions.

Il me dit : — Si je suis une ombre qui poursuit une forme éternellement vivante, ou si je suis un vivant, dont la douleur immortelle poursuit une chimère à jamais, je ne puis pas le dire. Tout est confus pour moi, depuis que je commençai d’aimer. J’ignore où je suis. J’ignore où je vais. Je ne sais plus rien, sinon que j’aime, que la douleur est en moi, et que me recréant sans cesse, cette douleur, sans cesse je la crée.

Moi, Nastasio degli Onesti, l’adorable infortune d’aimer m’a pris, un soir d’avril, dans Ravenne ; et depuis, ce tourment qu’on