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voyage du condottière

ovale, les joues maigres, la barbe pointue, toutes les lignes vont aux yeux ; et ce grand espace, entre les lèvres et le front, où les analystes du visage humain se plaisent à reconnaître la correspondance du cœur. Le nez droit est d’une très belle et fine arête. Les oreilles sont cachées sous les cheveux. Au front bas et large, feuille une merveilleuse chevelure, séparée par le milieu, qui coiffe le crâne d’une admirable forme. Et quelle bouche ! elle aussi, le dessin des lèvres, et le pli des narines en triple l’expression. Une beauté inouïe s’annonce dans la douleur et la maladie même.

Telle est la grandeur de cette invention : le Christ de Ravenne révèle la beauté dans la douleur, et à quelle profondeur inconnue peut aller la tristesse. Le nouvel homme est né : il sera douloureux, et n’aura pas honte de l’être ; il sera dans les pleurs, sans être avili ; il pourra souffrir, et n’en sera pas accablé. La beauté demeure et se renouvelle. Un monde sépare le Christ ravennate des dieux romains. Avec tant de douceur, la divine figure est sans faiblesse. Que ce Christ est près de nous. Combien sa triste gravité me touche. Il nous ressemble par la méditation sur soi-même, et par les pensées qu’il endure. Il est bien loin de tous les jeux. Voilà l’homme en qui s’est faite la conscience d’être homme entre les hommes. La tristesse mortelle est en lui d’avoir la vie, d’être né pour la mort, de le savoir, et enfin, dis-je, la douleur d’être un homme.

Les hommes ont toujours vécu pour jouir du monde et d’eux-mêmes, quoi que l’on pense. Ravenne et son peuple voilé, descendant la pente, ne se souciaient pas des siècles à venir. L’humanité passe pour usée jusqu’à la corde, et elle invente un art, dès qu’elle y trouve une source de plaisir. Là-dessus, les pro-