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voyage du condottière

elles sont pendues au ras de la fenêtre ; elles se cachent derrière le linge des mâles.

Une bonne petite vie, des mœurs paresseuses et naïves, riches de bonhomie et parées de ce luxe sans prix que tout l’or des Barbares ne leur assure pas : l’habitude de la beauté. Quand ils entasseraient dans leurs ports d’Amérique et d’Allemagne tous les biens de la terre, et les lingots par milliards, ils n’auraient de la richesse que la matière brute. Le roi des porcs est étranger aux merveilles qu’il vole, son couteau d’argent à la main : parce que pas un chef-d’œuvre ne lui doit rien, pas un ne l’attend, pas un ne s’abandonne à lui ni à ses femelles ; il n’est toile des maîtres, il n’est bronze ni marbre qui ne se refuse à la possession de ces tas d’or à face humaine. Mais le plus pauvre mendiant de Venise a droit sur le Palais Ducal, sur Saint-Marc et sur Titien. Il a part aux miracles de sa ville. Il dort dans un taudis ; mais quand il sort de sa cave, le puits sculpté sur la petite place, la charmante margelle, les bas-reliefs, sont à lui, comme le ciel et les couleurs ravissantes de la lagune. Plus même qu’ils ne lui appartiennent, ils tiennent beaucoup de lui, le pauvre hère. La beauté et ces beaux peuples s’engendrent, les uns l’autre, étant si naturellement unis. Depuis deux et trois mille ans, elle a vécu par eux, comme ils ont vécu en elle. Une œuvre d’art n’est pas si profanée par les mains d’un gueux latin, qu’elle est souillée par les yeux profanes de tous vos rois d’Amérique.

On se parle d’une maison à l’autre ; ni morgue ni laideur dans l’accent. Non seulement ils pensent à plaire : ils y ont plaisir. En tous leurs gestes, on reconnaît le sens humain. C’est pourquoi ils mettent de l’esprit à ce qu’ils disent. Les femmes prennent le café au balcon, et la dixième tasse annonce la vingtième qui doit venir : elles n’ont jamais fini de verser l’eau chaude sur le marc ; et