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voyage du condottière

cines sont coupées de l’homme à ce qui dure. Si jamais la sensation a créé le temps, c’est à Venise. Les morts sont cachés dans une île lointaine, encadrée de murs rouges, pareille à un coffre. Point de fondations : le plaisir est le moment. Le moment porte tout. Venise conseille l’ivresse : vivre dans un baiser, et aussi bien y mourir.

Le point à la rose des balcons sur l’eau s’effeuille, peut-être, chaque soir au couchant. Les façades s’évanouissent dans un reflet ; et un rayon, à l’aube, les ressuscite. Les escaliers de la Salute attendent des cortèges illusoires qui montent de la vague, et ne peuvent quitter ces degrés que pour descendre dans le changeant abîme. Ô folle ville sans terre. Cent mille pieux portent une église, comme un prestige de jongleur. Les clochers, les minarets sont-ils plus denses dans l’air où ils piquent leur pointe, ou dans la lagune qui les mire ? Tant de légèreté, tant de sage folie me force à rire, moi qui ne crois qu’au granit.

Le mirage de la lumière, dans l’ordre de la vie, que serait-ce sinon l’illusion du bonheur ? On ne conçoit pas le deuil, à Venise. Quel palais passera pour un lieu lugubre où l’on meurt, où l’on souffre, où l’on juge, où l’on couche des hommes sur le billot ? Le Pont des Soupirs est un sarcophage qui s’envole. Les tragédies des doges sont les jeux de la gloire et de l’amour. La fin de l’or et des plus chaudes lèvres est dans le sang : seul, il les fixe. On ne saurait conclure une belle histoire dans la salle du festin. Voilà le charme profond de Venise : on y porte sa mélancolie dans un lieu de fête ; on offre sa tristesse aux bras d’une reine enivrée, qui l’accepte.

Je rêve devant la Cà d’Oro à ces beaux et puissants Contarini. Marseille évoque l’énorme Orient des échelles, depuis la crapule de Port-Saïd jusqu’aux saints pirates de Phocée. Mais l’Orient de