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ou égorgés. Voilà ce qui fait l’immense intérêt de la vie : tout, toujours, recommence ; tout est toujours en question. La force ruine la force. La seconde génération de la force, c’est la loi, comme la famille est l’âge second de l’amour. Faute de quoi, tout s’écroule. Mais ce que la force a fait, la force peut le défaire.

Colleone est amer. Il a l’air du mépris, qui est le plus impitoyable des sentiments. Il tourne le dos, avec une violence roide et tranchante comme le Z de l’éclair ; il fend le siècle, repoussant la foule d’un terrible coup de coude. On a bien fait de le mettre sur une place solitaire. Sa bouche d’homme insomnieux, qui a l’odeur de la fièvre, ses lèvres sèches que gerce l’haleine des longues veilles, et où le dégoût a jeté ses glacis, ne pourraient s’ouvrir que pour laisser tomber de hautains sarcasmes. Il n’y a rien de commun entre ce héros passionné, fier, croyant, d’une grâce aiguë dans la violence, et le troupeau médiocre qui bavarde à ses pieds, ni les Barbares qui lèvent leur nez pointu en sa présence. Il est seul de son espèce. Personne ne le vaut, et il ne s’en flatte pas. Il jette par-dessus l’épaule un regard de faucon à tout ce qui l’entoure, un regard qui tournoie en cercle sur la tête de ces pauvres gens, comme l’épervier d’aplomb sur les poules. Qu’ils tournent, eux, autour de son socle, ou passent sans le voir seulement. Lui, il a vécu et il vit.

Cependant, l’ombre fauve arrive comme un chat. La panthère noire, qui bondit et qu’on n’entend pas, glisse à pas de velours et dévore le canal. La place roule dans la gueule de la nuit. Et seul, là-haut, sur le piédestal, le sublime cavalier défie encore les ténèbres ; et une flamme rouge fait cimier à son casque.