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voyage du condottière

de la réalité. Vois : c’est la misère et la mort quand l’or tombe : le soleil n’y est plus. Ferme donc les yeux à l’ombre.

D’où vient le doute absolu de la volupté à l’égard de tout ce qui n’est pas elle ? sinon qu’elle est toute dans le moment, et qu’elle le crée ? Ainsi, la sensation est une façade de Venise sur le Grand Canal. Et silence, je vous prie, sur le sommeil qui fait la toile de fond, avec les mendiantes accroupies au bord du précipice, le dégoût, le souci, la décrépitude et le retrait amer de la vie.

Il faudrait que Venise, qui s’effondre si lentement, s’en fût dans les baisers et la musique. Quelle fin heureuse pour une telle reine. Cléopâtre et Impéria entre toutes les villes. Si les Barbares n’y avaient pas mis la main, courbant la belle mourante sous leur sale force, la tenant par la taille et par la nuque, lui volant le miel de ses lèvres, qui sentaient déjà le narcisse, Venise eût trouvé, pour le monde, les lois de l’exquise euthanasie. On ne peut pas trop haïr les Barbares, et leur victoire grossière. À Venise surtout, qui en est farcie, le plus sain des Saxons n’est qu’un pan de cercueil, une planche de bois que je voudrais fouler du talon et pousser à la mer, l’ayant rompue, d’un pied roide.

C’est l’architecture qui dit d’où les hommes viennent. À Venise, comme à Saint Marc, partout l’Orient. Mais il y est soumis à la joie, aux règles, à l’action d’une adorable comédie. Il fait vitrail entre le ciel et la terre ; il est musique. Il est conquis dans le royaume de féerie par des magiciens, amis de l’homme libre. Et l’Orient, qui parfois me rebute, me conquiert à Venise, parce que je n’ai plus à m’en défendre.

Le palais des Doges est le désespoir du style, et le triomphe de la plus forte fantaisie. Pareil au tabernacle de Sion, il est