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voyage du condottière

baise, on s’y laisse vaincre et tenter ; car toujours elle tente. Dans un abandon exquis de toute volonté, on y oublie son plan et sa règle. J’abdique, pour une heure, mon art et mon dessein. Je me mets aux pieds nus de la Reine. J’épouse le style de l’amour voluptueuse, du plaisir et de la fantaisie.

Je veux camper dans la beauté qui se touche et l’ardeur sensuelle. Il ne pleut pas à Venise ; le ciel jamais n’y est gris ; jamais on n’y vit la neige. Et certes, il n’est plus de Venise, quand la lumière est éteinte, sous les nuages et la pluie.

Que toute confiance soit faite aux fées, en ce lieu de féerie. Venise n’est point bâtie. Ce ne sont que des tentes soyeuses sur l’onde, des voiles versicolores sur des pontons fleuris. Et de quelles royales gumènes de pourpre et d’or, les rais du soleil mouillent l’ancre de la nef souveraine, dans la lagune, au couchant.

Le Grand Canal est une prairie liquide, aux Champs Élysées de Neptune, une jonchée d’hyacinthes et de roses, de myosotis, d’émeraudes et de bleuets ; et parfois, une des fées, touchant les fleurs, les habille toutes de nacre. Les façades ne sont que drapeaux tendus, pavillons de soie, tapis persans, dentelles déployées pour la procession diurne du Soleil Roi ; et, la nuit, pour la Reine Lune. Ville de la féerie, rien n’y est sûr et rien n’y semble solide. La terre y est un prestige. Le plus doux mensonge règne sur les palais de l’eau. Toutes les fées sourient et n’obéissent qu’à la volupté du moment.

Que peut-il y avoir derrière ces murailles, légères comme un voile ? Rien, sans doute. Et à quoi bon déchirer le tissu d’illusion ? On sait bien ce que c’est : la toile lumineuse nous sépare