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voyage du condottière

l’onde, l’une et l’autre, avec Vénus. Et ton nom aussi, Venise, le veut dire.

La sandale marine glisse sur la lagune, sans bruit et presque sans mouvement. Elle longe le bord ombreux du Canal ; et l’autre rive rit dans la lumière. Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude enfin d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment. Les plus pauvres d’amour comptent au moins sur le plaisir, à Venise. Les autres s’y offrent aux orages du feu. On espère la beauté de l’incendie, et le bonheur dans la passion. Et tel est le génie de la Sirène : qu’on y attend la passion comme sur un lit : on ne la cherche, on ne l’appelle pas. L’obscurité et le silence n’invitent pas mon âme au sommeil ; mais je me tends, dans une ombre conjugale, chargée des parfums et de tout le délire que la chair désire parfois, comme par vocation. Ce noir canal où je tourne, dont l’eau fascine par un regard bleu de folle, ne semble-t-il pas trembler entre deux places aux lumières prochaines, l’une d’enchantement et l’autre de mélancolie ?

Une ivresse d’amour était en moi. Le nom de Venise passait sur mes lèvres comme une violette, et j’en suçais le miel de volupté. J’étais presque seul. La fureur de posséder la ville me dévorait. Je trempais ma main dans l’eau câline et fraîche, aux franges d’argent. La nuit s’avançait, poussant les troupeaux des étoiles. L’Ourse, déjà, était renversée, et le Chariot roulait sur la roue droite.

Des gondoles chantèrent, toutes pavoisées de lanternes,