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voyage du condottière

grand’erre sur les eaux dociles : le charme de Venise contente tout caprice. Et moins l’on sait où l’on est, moins l’on sait où l’on va, plus l’issue a de grâce, le plaisir s’y parant de la surprise. Il n’est canal qui ne mène à la lumière.

Nous volions. Le rameur me sourit. Comme nous tournions lentement dans une ruelle, il me demanda si j’étais Grec, ou de Paris. « Je ne suis pas d’ici, lui dis-je ; mais je suis en amour dans ta ville. Qu’importe d’où je viens ? Ta ville me fait pâmer. » L’homme comprit.

Parfois, on entend des cris dans le grand silence. Est-ce un appel ? un adieu ? la cime d’un chant, ou un rêve ? Je n’ai pas ouï les bateliers se répondre en tercets de Dante. Ils n’ont pas lancé, pour moi, comme des balles sonores, les rimes du Tasse. Mais j’ai perçu les rythmes de la volupté, les rires des femmes sur l’eau, et de légers sanglots, dans un coin d’ombre veloutée, à San Trovaso.

La nuit s’est faite. Les palais du Grand Canal sont des torches qui brûlent dans une flamme heureuse. Ils se dressent, soudain ; ils flambent, ils éblouissent ; ils sont de feu et d’écume ; on passe : ils sont éteints. La ville enchantée est riche ainsi en apparitions sous les étoiles.

Telles des veines, prenant du Grand Canal qui brille, les ruelles de poix sinuent dans les ténèbres. Au creux de ces hypogées, la profondeur est sombre comme un cœur jaloux. Les maisons sont des fantômes. Les formes vacillent. Toute lueur pend sur l’eau comme un linge carré ; et de loin en loin, dans les murailles aveugles, veille une lampe funèbre.

En vérité, la gondole est faite au pied de Venise. Nées de