Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/170

Cette page a été validée par deux contributeurs.
162
voyage du condottière

effusion nuptiale. Je croyais voir Iseult, jusque-là ensevelie aux vagues de Cornouailles, surgir doucement de la mer orientale, reine bayadère, damnée peut-être, mais dans la joie d’un éternel plaisir. Ces dômes, ces pointes, ces seins, ces doigts, ces ongles de Venise, tout n’était que caresse pour le ciel brûlant et pour l’eau caressante. Les flots, éblouis de la pouppe, la baisent et la suivent, battant des cils. Au Rialto, j’ai rangé des chalands pleins de fruits. L’odeur des fraises parfumait la rive.

Sur le Grand Canal, il pleut des violettes. La nuit vient, avec ses cœurs de pavot et ses mauves. Les hautes cheminées s’évasent en calices ; et sur les palais, maintenant, elles dressent, plus grises, les stèles en turban des tombes turques.

Amarrées au ponton, les gondoles se balancent ; elles se touchent au rythme d’une respiration lente et tranquille. Et l’amarre sèche pousse son petit cri. Croisant leurs routes, d’autres barques vont et viennent, plus brusques que des ombres et non moins silencieuses. On les frôle ; elles glissent ; elles s’évanouissent, fantômes de noir velours, à l’œil rouge au bout d’une antenne. Et le fanal n’est déjà plus qu’une goutte. On devine les passants, assis sur les coussins de cuir. Et tous, on les tient pour des amants ; on est sûr qu’ils s’enlacent ; que la femme est jeune, belle, suave, toute chaude d’un feu doux ; que l’homme est ardent, fort et noble.

Quelle ville pour les marins ! Tout flotte, et rien ne roule. Un silence divin. L’odeur de la marine, partout. Même ignoble, aux carrefours de l’ordure croupie, des choux pourris, des épluchures et de la vase, l’odeur salée se retrouve encore ; et toujours monte la douceur sucrée du filin, et l’arôme guerrier du goudron, cet Othello des parfums. C’est un bonheur d’aller