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voyage du condottière

parle au désir de la beauté. Méchantes et déchues, des tours poussent entre les toits, des tours épaisses, des tours sombres, pareilles à d’énormes chicots cariés. À l’une, comme un panier, une cage de fer est pendue : on y cherche le supplicié, ou les têtes coupées, comme aux portes fécales des villes chinoises. Non pas une fourmilière, mais les arcades, les longs passages voûtés de place en place, les couloirs puants, étouffants, obscurs, les briques évidées, les chéneaux penchants, les corniches branlantes, Mantoue est un trou à rats, une garenne à rongeurs.

Je vois un hideux boyau de rue, un cul de sac, vers le pont qui sépare les lacs. Certes, c’est la rue aux poisons ; une odeur écœurante sort des portes en soupirail de hutte ; deux masures flairent la boue de si près, qu’elles y vont choir ; et les fenêtres louchent, d’un œil sinistre. Deux hommes maigres sortent de chez eux avec précaution ; ils ont la prunelle mobile et le profil effrayé des rats. Ils vont au-devant d’étranges croque-morts en bicorne et en culottes, qui portent un cercueil ouvert : il est trop court pour le cadavre, s’ils ne l’y ont plié en deux ; mais quoi ? ont-ils saigné le cochon ? la cuve est pleine de sang rose et pâle, où mousse encore l’écume. J’odore le liquide en passant : il ne sent que le raisin. C’est du vin. À Mantoue, le cortège de Silène est funèbre.

La place du château est un oratoire d’odieuse rêverie. La poussière des murs pleut sur la poussière du sol. Elle est bordée d’arcades vulgaires ; d’affreuses colonnes et d’affreux piliers portent un étage affreux. La place est un désert. Le soleil est solide : on dirait que la lumière est chargée d’atomes terreux. On a la langue sèche de traverser seulement cette misère dormante, et l’on se secoue, comme si l’on se sentait la peau poudreuse. Il