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voyage du condottière

L’implacable claquette des grenouilles scande tous les temps de la veille peineuse. Une formidable clameur s’empare du silence. Les trois marais, les fossés, les joncs, élèvent les chœurs coassants de la symphonie barbare. Et tantôt ils alternent, tantôt ils poussent l’unisson. Ils beuglent : c’est le peuple de la raine vache et des raines taureaux. L’aboîment de la vase ne lâche plus le ciel nocturne. La clangueur est si large, si haute, si constante qu’à la longue elle déferle comme une cascade. De sa chute gutturale elle bat les berges de l’ombre. Elle tombe en marteau sur les frissons du sommeil ; et Mantoue tout entière est écrasée sur cette enclume de vacarme.

On ne dort pas la nuit, à Mantoue ; et le jour, on y bâille. Les maisons même se grattent ; les façades s’écaillent ; la chair calcaire se délite. Les églises s’affaissent et se liquéfient ; les palais vont en miettes. Saint-André est étayé sur des béquilles, et sa façade fétide, parodie de l’antique, médite de s’écrouler. Les salles, à l’intérieur des palais, sont des boîtes à momies. Tout y est en poussière. Au palais du Té, la pourriture de l’esprit achève la dissolution de la matière et l’explique : Giulio Pipi, dit Jules Romain pour qu’on en rie, porte à mes yeux tous les péchés de Mantoue, princes et peuple. Il n’a pensé, il n’a vécu que pour l’effet. C’est le royaume de la dérision, où règne un perpétuel mensonge. La fausse grandeur, la fausse matière, le faux travail, il n’est pas une fausseté où ce Bandinelli de la peinture ne soit passé maître. On touche enfin du doigt ce qui reste du virtuose le plus redoutable. S’il peint des chevaux, il les juche, au-dessus des portes : comme des chiens savants dressés sur des bouteilles, ils posent des quatre fers sur les chambranles. Une autre salle grouille de géants injurieux, colosses hauts de cinq mètres, qui outragent le bon sens sur les murailles où ils étalent leurs chairs