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voyage du condottière

d’apprêt. La nature au soleil parle de bonheur, et les paisibles colonnes y répondent par une affirmation. Sans beauté, sans ordre même, pareil à tous les autres, cet humble village dans la plaine s’enveloppe de sérénité.

Un accordéon nasillard scande les temps d’une mélodie immuable. On entend un chant rythmé et fort, aux lentes voyelles qui planent, deux voix de femme, et une voix d’homme aiguë. Dans le loin, par la campagne, vont et viennent des hommes blancs, un large chapeau sur la nuque, des femmes jaunes et rouges, comme des giroflées. Ils se meuvent sans hâte ; et lentement, à l’horizon, sur le canal une barque glisse, comme si elle suivait le chant. Des laboureurs grattent la terre. Passent quelques paysans de bronze, aux cheveux bouclés, les yeux luisants dans la face brune. Ils rient en parlant. Ils n’ont pas les traits morts, et leur visage n’est pas farouche. Un d’eux cueille une rose au buisson. Un enfant presque nu court à la rencontre de son père : il a la joue chaude, comme une mûre à midi sur la haie ; et ses petites jambes ont l’élégance d’un fuseau de buis. Le parfum des roses au soleil se mêle à l’odeur de l’ail et de l’huile. Les sereines colonnes se profilent sur le ciel, et les entablements ont la rigueur de l’évidence. On chante. Et si je me demande avec une sorte d’envie amoureuse : Est-ce bien elle ? tout répond une fois encore : Oui, c’est elle ; c’est la terre de Virgile. Tantus amor terrae !

Et sur la plaine et le canal, sur les lignes de saules et les rives herbeuses, pareil à la paix immuable d’un œil de cristal, c’est le ciel de l’églogue à l’infini, une lumière si égale, si adamantine et si pure que, pour l’œil atlantique, elle est sans nuances et qu’on se persuade, aux lieux où elle règne, qu’il n’y a pas de nuit.