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LE GOUVERNEUR

L’autre jour, au marché, un ivrogne, un artisan, je crois, pleurait comme un veau ; puis il a pris une pierre et l’a lancée de toutes ses forces. Et c’était tout bonnement le chagrin qui le poussait.

— On me tuera et ensuite on le regrettera, dit le gouverneur pensif, en se représentant le visage de son fils à la nouvelle de sa mort.

— Oui, c’est vrai ; on le regrettera. On le regrettera certainement ; on versera des larmes amères…

Le gouverneur eut une lueur d’espoir.

— Alors, pourquoi me tuer ? C’est stupide, cela !

Le regard de l’ouvrier se plongea aussitôt dans une profondeur incommensurable, sembla durcir, s’enveloppa d’obscurité. Pendant un instant l’homme tout entier eut l’air d’être taillé dans le roc, jusqu’aux plis souples de sa blouse de coton rouge usé, à ses cheveux crépus et à ses mains noires de terre et comme vivantes ; on eût dit l’œuvre d’un artiste de génie qui aurait réussi à donner à la pierre l’aspect d’une étoffe légère et délicate.