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NOUVELLES

— J’ai déjà deux cent vingt roubles. Il m’en manque encore cent quatre-vingt. Et vous ? de mandait Tchistiakof avec un sourire.

— Non, je ne pars pas. Vous souffrirez là-bas, mon ami. Votre santé…

— Là-bas, le climat est bon.

— C’est vrai, pourtant, la Crimée serait pré férable pour vous…

Le blême visage de Tchistiakof pâlissait encore, tandis que ses paupières rougissaient. Tremblant de douleur et d’effroi, comme si on lui eût arraché du cœur sa terre étrangère, il chuchotait désespéré, alarmé :

— Je mourrai ici. Je mourrai ! Mon Dieu ! C’est là-bas qu’il y a des gens, c’est là-bas qu’est la vie, et ici… Il faisait un geste de désespoir.

— Allons, allons ! disait Karouéf pour le consoler. Partez donc, si vous en avez une telle envie.

Et Tchistiakof chuchotait avec attendrissement :

— Là-bas, vous le savez, à Christiania, on a élevé un monument à Bjœrnson de son vivant. Et à Ibsen aussi. Et ils passent là chaque jour… et se voient. Mon Dieu ! Si seulement je pouvais toucher cette terre, aspirer cet air, ne fût-ce qu’une fois !