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L’ÉTRANGER

cieux deux, tandis que ceux-là ne s’estimaient pas plus qu’ils n’estimaient les autres, et souvent il semblait qu’entre eux se dressait un terrible fantôme d’oppression brutale et de cruauté stupide. Mais il savait qu’il les quitterait bientôt pour toujours, qu’il verrait d’autres gens, meilleurs, qu’il vivrait d’une bonne vie réelle et bien ordonnée ; et cette pensée le réconciliait avec ses condisciples, éveillait en lui une tristesse étrange et une pitié dissimulée. Et quand il en trait chez les étudiants, avec sa poitrine étroite et maladive, sa haute stature, son visage émacié d’ascète, ses yeux étincelants et fébriles, son « Bonjour » résonnait comme un triste « Adieu ». En bas, au numéro 64, on était toujours gai, insouciant, bruyant. Comme on y buvait et qu’on y fumait beaucoup, qu’on criait et chantait sans cesse, qu’on dormait à terre ou sur le canapé, l’air était étouffant et bleuâtre ; une forte odeur d’alcool régnait et le désordre était permanent, si complet et si irrémédiable qu’il semblait parfois a Tchistiakof que c’était en somme une espèce d’ordre. Les locataires de la pièce, Vanka Kostiourine et Panof, ressemblaient à leur demeure, ils

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