Page:Andreïev - Nouvelles, 1908.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
139
LE GOUVERNEUR

ments et son humeur, se sentirent soudain abandonnés, mis de côté et tout à fait ignorants de ce qu’il éprouvait. Subitement, tous les sourires, les saluts, les poignées de mains, les regards amicaux disparurent en même temps que les petites parenthèses habituelles du discours : les « s’il-vous-plaît », « mon ami », « mon cher », « vous me rendez un grand service » — tout enfin ce qui constituait la figure coutumière du gouverneur — et les gens étaient frappés de cette métamorphose étrange et terrible. C’est ainsi que les fauves habitués à croire que les vêtements de l’homme constituent l’homme, sont étonnés quand ils le voient nu.

Dès que le gouverneur eut cessé d’être poli, le lien qui l’unissait depuis tant d’années à sa femme, à ses enfants, à son entourage, se brisa tout à coup, comme s’il eût été formé de sourires et de phrases. Pierre Ilitch ne les jugeait pas, il ne se mit pas à les haïr ; il ne trouva même rien de repoussant en eux ; ils étaient simplement tombés de son âme, comme les dents pourries tombent de la bouche, les cheveux de la tête, sans douleur, tranquillement, insensiblement. Il