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NOUVELLES

son instinct de conservation ; elle faisait une place nette autour de lui pour que le coup portât, comme on nettoie le sol autour de l’arbre qu’on veut abattre. La pensée le tuait. D’une voix impérieuse, elle faisait sortir de l’ombre ceux qui devaient frapper — elle les créait même. Sans s’en apercevoir, les gens s’éloignaient du condamné et le privaient de la protection invisible mais efficace que la vie de tous les hommes forme autour de la vie d’un seul.

Après la première lettre anonyme où le gouverneur était appelé « Assassin d’enfants » quelques jours se passèrent sans qu’il en reçût d’autres ; puis elles se mirent à pleuvoir comme d’un sac éventré ; ou aurait dit que ceux qui les envoyaient s’étaient concertés entre eux, et tous les matins, la pile des enveloppes s’élevait de plus en plus sur la table du gouverneur. De même que l’enfant sur le point de naître, cette pensée impérieuse et homicide, qui ne s’était trahie jusqu’alors que sourdement, employait toutes ses forces à se manifester au dehors ; elle commençait à vivre de sa propre vie. En divers endroits de la ville, des gens classaient des lettres jetées dans