Page:Andreïev - Nouvelles, 1908.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
105
LE GOUVERNEUR

gende. Et ces femmes obscures, à la vie terne, réveillèrent la vieille loi antique, qui rend mort pour mort.

Les ouvriers tués étaient pleurés d’une façon contenue : ce chagrin-là n’était qu’une parcelle de la grande douleur générale et s’y fondait sans laisser de traces, comme une larme salée se confond avec l’Océan. Mais à la fin de la troisième semaine après l’événement, un vendredi, Nastassia Sazonova, dont la fille Tania, âgée de dix-sept ans, avait été tuée, devint folle. Pendant trois semaines, elle s’était occupée de son fourneau comme les autres femmes ; elle s’était querellée avec ses voisines, elle avait grondé les deux enfants qui lui restaient ; et brusquement, sans que personne s’y attendît, elle perdit la raison. Le matin, ses mains s’étaient mises à trembler, elle avait laissé tomber une tasse ; ensuite il lui sembla qu’elle était entourée de brouillard ; elle oubliait ce qu’elle voulait faire, prenait une chose pour une autre, se répétant avec distraction :

— Mon Dieu, qu’ai-je donc ?

Alors elle avait gardé le silence, et avec une