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Mais l’image de Tristan nous empêchait de songer à notre destinée propre et à celle de l’univers. Notre pitié, si douloureuse pourtant, nous sauve, non de la conviction, mais du spectacle intérieur qui nous montre la perdition éternelle de tous les vivants et de nous-mêmes. Au-dessus de cet océan de sons, où déferlent les vagues furieuses du vouloir-vivre, se lève, comme une buée transparente et délicate, l’image de Tristan et d’Iseult. Il semble que nous ne devions avoir les yeux emplis que de leur groupe tragique, et n’entendre plus que leur balbutiement immortel.

La musique, comme l’avaient pensé Berlioz et Liszt, colore donc seule les images et fait seule l’éloquence des paroles. Mais cette image parlante, et capable de nous toucher d’une pitié qui nous enveloppe nous-mêmes et le monde, n’est qu’une ruse de l’art, au service de la nature, pour nous préserver de cet anéantissement orgiaque où le moi, arrivé à la limite de ses forces, allait sombrer. C’est sur l’Enfer du Dante que nous nous penchons ; et sans le secours de Virgile, nous n’échapperions pas à un mortel vertige[1]. À ce signe, Nietzsche reconnaît que la tragédie antique est ressuscitée.

Si on analyse la grande impression qui nous a imposé cette enivrante certitude, voici ce que l’on trouve. Pour que naquît la tragédie grecque, il avait fallu trois conditions : 1o l’état d’âme dionysiaque ; 2o une faculté mythologique encore intacte ; 3o un auditoire artiste, capable, sans raisonnements moralisants, de goûter dans une contemplation mystique, une joie remplie d’horreur, mais héroïque. Pour Nietzsche, cette triple condition est remplie par le drame de Wagner.

Il n’a pas été sans préparation. Dans cette vision tra-

  1. Geburt der Tragödie, posth., § 185. (W., IX, 254.)