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quelles modifications ? Nous aurons à le préciser. Des fragments nombreux et publiés après la mort de Nietzsche relient les deux ouvrages et montrent à l’œuvre une critique préoccupée de construire une philosophie de l’art.

Pour l’instant, des antithèses brusques, de courts tableaux ramassés en aphorismes, des projections successives et changeantes sont chargés de nous faire pressentir le vrai. D’abord, au lieu de l’abîme mystique où se consomme, dans des brumes glorieuses et sanglantes, le sacrifice de Dionysos, voici que se découvre le décor factice d’un art de salon, l’Opéra de la Renaissance florentine depuis 1580. Instantanément, l’évidence se fait ei une tristesse descend sur nous. Nous concevons comment la musique peut être détournée de sa destination. Nos oreilles sont frappées d’un chant plus parlé que musical[1]. Il substitue aux harmonies complexes où en était arrivée la musique religieuse du xvie siècle, une monotonie que l’on croit grecque, mais qui laisse saisir tout ce cpie le poète dit à l’intelligence de l’auditeur. Nul signe plus certain de décomposition prématurée. Nul moyen de dire plus clairement que l’on considère la musique comme faite pour les non-musiciens, pour l’auditeur ignorant, dont on sollicite par des artifices oratoires l’émotivité facile, ou par des effets de virtuosité la sensibilité blasée. Dans les premiers opéras, le rideau se lève sur de pures pastorales. Schiller enseigne à Nietzsche

  1. V. un récit plus historiquement détaillé dans Einleitung zu den Vorlesungen über Sophocles’ Oedipus Rex, § 7 (Philologica, t. I, 315 sq.). Les trois sommets que Nietzsche distingue dans la musique florentine sont Vincenzo Galilei, qui risqua des compositions à une voix unique ; Jacopo Peri, dont la Dafne et l’Eurydice sont les premiers drames en style représentatif ; Claudio Monteverde, qui recrée la richesse orchestrale, mais subordonne l’harmonie et le rythme à la parole, c’est-à-dire à l’émotion.