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Nietzsche a connu dans l’intimité de Richard Wagner des heures de révélation musicale si exquises qu’il a cru avoir comme une expérience directe et sensible de cet état d’âme dionysiaque qui est le privilège des peuples jeunes et ne renaît que dans des âmes douées de l’éternelle jeunesse[1].

Tous les moyens d’expression de la musique ne sont pas également aptes à traduire ces soubresauts véhéments ou ces délicates ondulations en nous de l’énergie éternelle, où baigne notre propre vouloir. Un art d’associer des sonorités qui captivent et maîtrisent notre vouloir, et lui prescrivent sa marche, comme des passes magnétiques gouvernent un hypnotisé, voilà où réside surtout le sortilège du musicien. Son plus puissant moyen d’incantation est l’harmonie. Pourtant, même cette dynamique musicale des sons, faite de leur intensité, de leur timbre, de la puissante fusion de leurs accords relève déjà de l’émotion. Elle traduit le vouloir pour la conscience réfléchie, bien qu’elle ne contienne pas tout le vouloir. Le rythme enfin est déjà une gesticulation, une façon de figurer cette démarche intérieure. Il est déjà symbole, comme la danse des Bacchantes est le signe de leur enivrement, mais non leur état d’âme lui-même[2]. Les émotions naissent ainsi de la musique. Mais elles résident dans cette région intermédiaire où habitent les images. Il s’y mêle de la conscience claire, formulée en paroles. N’emporter de la musique que des émotions, c’est donc n’avoir pas été métamorphosé au-dedans par ce baptême de feu, et n’en avoir pas subi toute l’action profonde[3].

Toutefois la musique d’elle-même s’accentue et se

  1. Corr., II, 276.
  2. Gedanken, 1870, § 26 (W., IX, 70) ; Die dionysische Weltanschauung, § 6. (W., I, 95.)
  3. Musik und Tragödie. (W., IX, 219.)