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comme « une glace par temps de dégel, déchirée, boueuse, sans éclat, pleine de flaques dangereuses » [1]. Il n’est donc pas probable que la restauration de la vie mythologique ait lieu désormais par une religion nouvelle, encore moins par une renaissance des religions agonisantes. Que restera-t-il pour éviter la décrépitude rationaliste, après qu’on aura, par un dernier travail, balayé les résidus des religions ? L’art seul peut remplacer les mythologies anciennes.

Au temps où nous sommes, Nietzsche croit que l’art véritable, garant d’une civilisation rédemptrice, existe déjà : c’est l’art wagnérien. Aussi toute sa philosophie tend à justifier le wagnérisme. Mais comprend-on maintenant pourquoi l’attitude de Nietzsche a dû changer, quand dans le wagnérisme lui-même il a aperçu des symptômes de décrépitude et de religiosité morbide ? Ce jour-là, il a dû se débarrasser du wagnérisme comme d’un « résidu » ; et il a dû reprendre le travail rationaliste et critique. Ce ne sera pas pour y persévérer. Nietzsche savait que la vie reprendrait ses droits et que, ne pouvant plus se satisfaire des illusions anciennes, dénuées de force, elle en enfanterait de nouvelles. Sa critique déblayait un terrain, qui serait ensuite prêt et fertile pour une floraison de poésie plus vivace. Elle rendait possible la germination d’un mythe nouveau : celui du Surhumain. Cette illusion nouvelle, l’image d’une nouvelle humanité, il l’a laissée se lever d’abord en lui-même. Mais les illusions nouvelles, c’est désormais l’art qui les créera, et non plus la croyance religieuse. L’art se substitue aux religions anciennes. Voilà pourquoi Nietzsche a combattu avec âpreté les religions positives dès le début. Ce combat était, à ses yeux, la lutte pour la vie d’une

  1. Die Philosophie in Bedrängniss, § 38. (U’., X, 289.)