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tons, la sincérité des notations : un art d’extraire des apparences un monde invisible qui y est endormi et qui seul est le vrai.

Une maxime, dit Nietzsche, est un maillon dans une chaîne de pensées. Elle exige que le lecteur recompose, par ses propres moyens, cette chaîne. C’est beaucoup demander[1].

Comment dire avec plus de netteté que cette analyse aphoristique prépare une synthèse ? Mais la prétention de Nietzsche est que nous sachions reconnaître et suivre cette vie qui circule entre les fragments. Il veut que ces lueurs jaillies d’une pensée qui se cherche, mais qui ne peut pas encore dessiner extérieurement son unité, se rejoignent d’elles-mêmes dans notre intelligence et aussi dans un sentiment qui percevrait le sourd et unique murmure de lyrisme dont s’accompagnent les réflexions éparses. Nietzsche, à ses débuts, a eu, jusqu’au préjugé, le souci de l’exposé continu. La Naissance de la Tragédie, les Considérations intempestives, sont des modèles de composition classiquement belle. Il arrive sans doute à un observateur aussi aigu qu’Erwin Rohde de discerner les fissures de la déduction[2]. C’est que, dès lors, Nietzsche dédaigne entre les idées les joints factices. À partir des Choses humaines, trop humaines, il abandonne jusqu’à la convention du discours lié. Platon ou Giordano Bruno, Malebranche, Leibnitz ou Berkeley, Schelling ou Solger, renouent, à travers les réparties discontinues, le fil sinueux et ferme du dialogue : ainsi Nietzsche, dans le soliloque.

  1. Menschliches, Allzumenschliches, fragm. posth., § 355. (W., XI, 155.) Et encore ce texte important : « Einen bedeutenden Gegenstand wird man am besten darstellen, wenn man die Farben aus dem Gegenstande selber nimmt : so dass man die Zeichnung aus den Grenzen und Uebergängen der Farben erwachsen lässt. » Menschlisches, I. § 205 (W., II, 189.)
  2. À propos de la IIe Intempestive. Corr., II, 449. (24 mars 1874.)