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autre avis. Il faut retenir pourtant l’affirmation essentielle de Nietzsche. Les Grecs ont vécu une vie dévorante de passion folle : c’est pourquoi ils furent un peuple de promesse brillante et de courte durée. « Es ist nie wieder so verschwenderisch gelebt worden », dira Nietzsche plus tard, et il ne peut jamais détourner ses yeux de cette grande catastrophe. Car rien n’est tragique comme l’étouffement irrémédiable d’une vie supérieure et géniale.

Les suites intellectuelles de la suprématie athénienne furent pires. Sans elle, Socrate fût resté un sophiste obscur. Un nouvel Empédocle, Platon sans doute, eût imaginé la réforme hellénique. Il l’aurait fait aboutir par on ne sait quel Bühnenweihfestspiel, où les âmes et les cités eussent échangé les serments d’une fraternité sacrée. Tout cela, qui fut ébauché, s’est éteint. La philosophie des Grecs se compare, pour Nietzsche, à une statue admirable, dont il y a eu des maquettes, tandis que l’exemplaire définitif a été mutilé en plein travail. Un homme funeste a suffi à ce ravage : « Ein einziger Querkopf wie Sokrates — da war der Riss unheilbar [1]. »


IV. — La décadence de la philosophie grecque :
le socratisme
.


Il y avait eu, dans le livre sur la Tragédie, une attaque furieuse contre Socrate, dont Nietzsche s’est encore glorifié dans l’Ecce Homo. Le socratisme lui semblait alors la déformation et l’étranglement de la philosophie et de l’art. On conçoit cette philippique au temps où Nietzsche mettait son étude. de Creuzer au service de la réforme wagnérienne. S’il ajoute que jamais la sûreté de son tact philosophique ne fut en péril dans cette question

  1. Philosophenbuch, 1875, § 195, 197. (W., X, 225, 227.)