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Aristote, l’essence de la tragédie, vient de lui. Mais le thrène funèbre fournissait la forme littéraire. La veuve du héros mort, tout le cortège de la phallophorie devait éclater en lamentations rituelles. Des effusions lyriques, où l’on disait la destinée du mort, ont dû interrompre le gémissement de la foule ; et ce cortège, vêtu des peaux de bouc sacramentelles, a été le premier chœur tragique. Voilà le détail rituel qui a fait donner à ce jeu nouveau le nom de tragédie.

On conçoit donc le double caractère de la forme tragique. Le dialogue tragique a dû être composé de récitatifs alternés et tristes. Il a dû être mis en vers iambiques pour la raison que Wilamowitz a devinée. C’est que le vers iambique, voisin de la prose, a dû être le rythme des vocératrices populaires, pour qui l’hexamètre de l’épopée ionienne était une magnificence ignorée. Au contraire, le chant du chœur, une fois ennobli de style, a dû être dorien comme tout le lyrisme grec, et comme le thrène funèbre habituel. S’il n’y avait pas d’autre raison d’admettre que la lamentation funèbre, et non le dithyrambe, a donné naissance à la tragédie, celle-là suffirait, car elle explique seule que la tragédie soit à la fois récit épique et chœur lyrique, comme la lamentation rituelle.

Il reste à expliquer comment la tragédie a pu traiter d’autres sujets que la légende de Dionysos. C’est que le culte de Dionysos avait absorbé toutes les fêtes de deuil. Toutes les villes grecques ont connu le thrène funèbre annuel en l’honneur des héros morts. L’un après l’autre, les héros et les héroïnes qui faisaient partie du cycle de Dionysos ont pu avoir leur tour de commémoration tragique. Mais tous les héros entraient dans ce cycle, dès que Dionysos était le dieu de la mort. En particulier à Athènes, les guerriers morts pour la patrie avaient droit au thrène funèbre de la cité entière. Ils purent tous deve-