Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grandes faveurs de son destin, il faut compter celle qui lui a donné quelques amis capables de le comprendre parfaitement. À Leipzig, il y eut avant tout, Erwin Rohde, qui, lui aussi, était venu de Bonn, avec un peu de retard, à Pâques 1866, pour suivre Ritschl déplacé[1].

Erwin Rohde était en ce temps-là un grand adolescent svelte et brun, d’une figure un peu trop longue, mais finement et fortement découpée avec d’étincelants yeux noirs. Il n’était pas des plus accessibles. Il avait passé ses années d’enseignement secondaire dans l’institut célèbre que Volkmar Stoy dirigeait alors à Iéna ; et, après coup, il croyait y avoir souiïert comme Nietzsche à Pforta[2]. Maintenant sa réserve taciturne et aristocratique marquait une susceptibilité ombrageuse et passionnée, Nietzsche, qui eut toujours le talent d’analyser et d’enjôler les âmes, le conquit. Il fut le seul. Même devant Ritschl, Erwin Rohde demeurait amer et batailleur jusqu’à l’impertinence[3]. Il était entré dans la Société philologique créée par Nietzsche. Des travaux sur la littérature latine, sur Ovide, sur Catulle, sur Apulée le menèrent aux sources grecques de ces poètes et firent de lui bientôt un helléniste, dont la supériorité s’imposa. Cela créait déjà un souci commun. Nietzsche et Rohde devinrent intimes. Des causeries sur Platon, sur les philosophes grecs, sur les écrits esthétiques de Schiller, dont ils avaient fait leur livre de chevet, sur les écrits récents du philosophe Fechner ou d’Albert Lange les mettaient aux prises dans des batailles d’idées, qui

  1. Voir 0. Crusius, Erwin Rohde, 1902, p. 11, sq.
  2. Sur le vrai caractère de l’intelligente et large pédagogie de Volkmar Stoy, qui considérait l’école comme « un temple au bord du fleuve de la vie », voir un joli essai d’Erich Schmidt, dans les Charakteristiken, t. II, p. 251 sq., 1901.
  3. Crusius, ibid., p. 12. — Corr., I, 46.