Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

affirmation forte le remède à sa naturelle mobilité, il ne discutait même plus sa certitude nouvelle. Albert Lange lui avait enseigné que la philosophie édifie avec des idées abstraites ce que d’autres arts construisent avec des impressions sensibles[1] ; et qu’elle construisait une demeure pour les besoins de notre cœur. À ses amis dans le deuil il offrait donc comme réconfort le bréviaire schopenhauérien qui enseigne la purification par la douleur, le dépouillement de soi et le total renoncement[2]. Cette doctrine lui paraissait venir à la rencontre de ce qu’il avait appris dans Emerson et dans Novalis. Pour celui qui sait les mirages du vouloir-vivre, et qui se dépouille de tout égoïsme, les faits du dehors sont des enveloppes vides qu’il sait remplir d’un contenu d’âme nouveau. Dès lors, il appartient à chacun de créer sa destinée : et les accidents de sa vie ont pour lui tout juste la valeur qu’il veut bien leur accorder. L’évaluation que nous faisons des événements en fait seule la réalité. Il suffirait à l’humanité d’être unanime dans une vision nouvelle du monde, pour que le monde fût changé. Ambitieux idéalisme, que la doctrine schopenhauérienne justifiait. Elle a été la première à encourager en Nietzsche l’orgueil qui a cru recréer le réel par la seule attitude du sentiment qui blâme ou approuve. Son prosélytisme natif se légitimait comme une œuvre d’affranchissement intégral de l’humanité.

Son orgueil même, si solitaire, le poussait donc à la propagande ardente, élargie et organisée. En l’isolant, il intensifiait aussi chez Nietzsche le besoin d’amitié, où depuis il a reconnu une des conditions de la croissance du génie et sa consolation principale. Parmi les très

  1. Corr., I, 48.
  2. Corr., I, 61.