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était déjà déçue. La ville, où les étudiants forment comme une cité libre à part, lui paraissait insociable et bigote. Il n’y voyait plus que processions de vieilles femmes et Tyroliens de café-concert qui l’encombraient aux jours de fête[1]. Sa verve, qui lui avait dicté des lettres et des madrigaux d’un si joli tour à l’adresse de sa sœur, se faisait à présent sardonique et triste. Il avait toujours aimé le silence où l’âme se recueille, pour dresser son bilan, « pour contre-signer son passé » {man verbrieft sich die Vergangenheit)[2] et pour se faire un nouveau courage. Maintenant sa méditation devenait agressive. Son culte nouveau de la vérité scientifique affectait, devant sa sœur et sa mère, des airs de supériorité. À leurs exhortations pastorales qui l’amusaient et le lassaient un peu, il répondait par des lettres qui étaient à leur tour prédicantes. Il dénonçait les préoccupations intéressées de la religion. Elle n’a, disait-il, pour objet que d’assurer à des croyants le bonheur et la paix dans l’approbation commune. La recherche du vrai est lutte contre la coutume, incertitude de la démarche, fluctuation nécessaire de l’âme et de la conscience ; et la vérité atteinte sera laide peut-être et redoutable. Entre cette recherche du bonheur calme et la poursuite du vrai qui fait souffrir, le choix est affaire de noblesse de l’âme, et le choix de Nietzsche n’était plus à faire. Dans les discussions là-dessus avec sa mère, il semble avoir repoussé, avec rudesse parfois, son intervention sans doute trop insistante ; et on le trouvait peu aimable. Devant les reproches, il se renfrognait davantage, et invitait les siens à se faire une image moins idéalisée de sa personne. Sa casuistique morale gagnait en clairvoyance dans ces disputes épistolaires. Mais son

  1. Corr., V, 119 sq.
  2. Corr., V, 88.