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vie entière fût un enseignement. Ce travailleur acharné lutta toujours contre le mal physique. Il souffrait de la goutte et de névralgies spasmodiques, à ce point que durant des semaines on le portait comme un enfant. Tourment décuplé pour un homme d’une vivacité telle. Ses nuits, comme ses journées, étaient douloureuses, mais ses insomnies encore étaient utiles à ses méditations ; et pourvu qu’il pût penser, il demeurait gai et combatif. « Nicht Ruhe noch Rast muss ein Problem lassen bei Tag und bei Nacht »[1], écrivait-il. Son endurance et sa lucidité lui venaient de cette habitude de considérer le travail comme une virile récréation.

Nietzsche a remarqué plus tard que l’habitude des recherches méticuleuses peut démoraliser les caractères vulgaires, qu’elle engendre de curieuses variétés d’astuce et un goût mesquin de l’intrigue. Il se souvient alors des souffrances de Ritschl dans cette querelle avec Otto Jahn, envenimée par des cabales et par de basses jalousies que le pouvoir écouta. Ritschl, esprit finement caustique, mal préparé toutefois à se tirer d’un conflit administratif, trébucha dans ce guêpier. De guerre lasse et aigri, il demanda à quitter le service prussien pour chercher asile en Saxe[2]. Ses meilleurs étudiants l’en admirèrent davantage. Nietzsche fut du groupe de jeunes philologues qui accompagnèrent Ritschl, quand il s’expatria ; et c’est pourquoi l’année suivante allait les réunir à Leipzig.

Bonn, si riante, et le paysage verdoyant de la Rhénanie n’ont donc pas laissé de souvenirs heureux à ce jeune et frénétique esprit, en qui plus d’une pensée ambitieuse

  1. Ritschl, Opuscula philologica, 1879, t. V, p. 30.
  2. Voir l’histoire de ce conflit dans Ribbeck, F. W. Ritschl., t. II, pp. 332-381.