Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais sa résignation ne va pas sans impatience. Il y a un retour mélancolique sur lui-même, dans les paroles qu’il a, depuis, écrites sur Schopenhauer : « Ce qui l’a aidé le plus dans la tâche de se dévouer à la vérité, c’est qu’il n’a jamais été courbé par le souci vulgaire de l’existence[1]. » Et quels pleurs Nietzsche n’a-t-il pas versés sur Wagner qui parfois, même dans l’âge mûr, connut la pire détresse[2] !

Nietzsche fut entre les deux conditions : il lui fallait un gagne-pain honorable. Serait-il savant ou prédicateur ? Une incertitude subsistait, même après la décision prise : garderait-il l’indépendance, la force de travail, l’inventivité nécessaire à une pensée originale ? « Un savant ne peut jamais devenir un philosophe, a-t-il écrit. Kant lui-même ne l’a pas pu. Malgré le génie qui, nativement, le tourmentait, il est resté à l’état de chrysalide. » Et peut-être un théologien ne peut-il même pas, devenir un savant. Voilà le problème de la vie tel qu’il se posa pour Nietzsche adolescent.

L’émotion de son âme juvénile prenait volontiers des formes un peu cérémonieuses et poncives. Il prononça avec conviction, le jour de sa sortie, les paroles rituelles de sa reconnaissance envers Dieu, le roi et ses maîtres, puis ses adieux aux condisciples. Surtout, dans une prière émue en vers, il se considéra comme voué au culte d’un Dieu inconnu, qui « passerait dans sa vie comme un ouragan »[3]. Il ne savait pas encore le nom de ce dieu et se le représentait mal. Nous retiendrons que déjà ce

  1. Schopenhauer als Erzieher, § 7 (W., I, 474).
  2. Richard Wagner in Bayreuth, § 3 (W., I, 508).
  3. E. Foerster, Der junge Nietzsche, p. 137. — Nachträge zum Zarathustra, 1882-85, § 93. {W., XIV, 284.) Sur le caractère orageux d’Iahvé, v. C. A. Bernoulli, Johannes der Täufer und die Urgemeinde, 1917, pp. 40 sq., 54.