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La liberté qu’il sut se faire consista surtout dans un vagabondage intelligent à travers les livres. Il en dressait de curieuses listes, quand on lui demandait les cadeaux de Noël qu’il souhaitait : Jean-Paul Richter y côtoie le Tristram Shandy de Sterne ; et déjà, signe de maturité, Cervantès a son admiration autant que Kleist. À peine si une prédilection pour le Rœmerzug de Gaudy atteste chez Nietzsche adolescent une persistance de mauvais goût. Mais l’aventure barbare qui déversait sur l’Italie les multitudes de fauves blonds lui fait illusion sur la non-valeur littéraire du poème. Il retrouva les exigences de son goût rigoureux, quand un libretto de Schumann le mena au Manfred de Byron, auquel s’ajoutèrent bientôt Sardanapale, Marino Falieri et les Deux Foscari. La mélancolie des romantiques allemands, non moins héroïque, traversait de sa plainte musicale l’impétueux désespoir byronien.

À Pobles, pendant les courtes vacances d’automne, la bibliothèque de l’aïeul l’invitait aux lectures méditatives[1]. Il approfondit ainsi Novalis, tant aimé de son maître Koberstein. Il apprit de lui que la résistance du monde matériel n’est peut-être que notre propre défaut d’activité, et qu’il n’est pas d’autre fatalité pour nous opprimer que l’inertie de notre esprit[2]. Un autre romantique, Souabe celui-là, Justin Kerner, affirmait par des observations précises que pour quelques hommes l’entrave de la pesanteur n’existe plus. Le Zarathustra se souviendra d’une page des Blaetter aus Prevorst où des hommes franchissent la mer près des îles de Sicile, sans toucher la terre ni les flots, avec une légèreté de fantômes.

  1. E. Foesrster, Biogr., I, p. 153.
  2. Novalis, Werke. Ed. Minor, 1907, t. II, p. 198. « Das Fatum, das uns drückt, ist die Trägheit unseres Geistes. »