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n’a pas oublié cette scène. Le philosophe aura pitié du pauvre banquiste obligé de vivre du péril ; et le premier disciple de Zarathoustra sera un homme qui mourra du danger où le met quotidiennement sa profession. C’est pourquoi Zarathoustra l’ensevelira de ses mains[1].

Faut-il ajouter que Nietzsche était pieux ? Le christianisme de la maison paternelle lui était devenu comme « un épiderme de santé ». L’accomplissement des devoirs chrétiens le satisfait comme une intime joie. Il l’a raconté longtemps après aux témoins les plus divers[2]. Tout enfant, il savait réciter des versets de la Bible et des cantiques avec une expression qui touchait jusqu’aux larmes[3]. L’exercice quotidien de la prière devenait sur ses lèvres d’adolescent un petit chef-d’œuvre d’émotion religieuse. « À douze ans, a-t-il écrit plus tard, j’ai vu Dieu dans sa magnificence. » N’a-t-il vu que Dieu ? Son imagination à la fois artiste et critique déjà s’éveillait. Il a imaginé et peut-être vu, dans une vision d’une égale vivacité mystique, l’Antéchrist ; et, à de certains moments, il a cru que l’Antéchrist, issu de Dieu lui-même, partageait avec lui la souveraineté du monde[4].

Rien n’est plus instructif que ces revirements brusques de son imagination. Sa pensée où, tout se grave, épuise les idées et les pousse jusqu’à leur contraire, par besoin d’intégrité. Elle prend spontanément un rythme hégélien, qu’elle ne perdra plus. Cela se voit bien dans ses premiers essais versifiés.

Le conseiller à la Cour d’appel Pinder, père d’un

  1. Zarathustra. {W., VI, pp. 21, 23.)
  2. Mme Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, 1894, pp. 47-80.
  3. Témoignage d’un condisciple. V. E. Foerster, Biogr., I, p. 30.
  4. Genealogie der Moral. Vorrede, § 3 (W., VII, 290). — Vorreden-Materia (1885-1888), § 200 {W., XIV, 347).