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de ces détails. Il inventait des jeux qu’on aurait cru empruntés à un conte d’Hoffmann ou d’Andersen. Il vivait dans le royaume d’un « roi Écureuil », devant lequel défilaient ses soldats de plomb. Il construisait des temples grecs aux somptueuses colonnades, des châteaux forts crénelés, des galeries de mines qui aboutissaient à des lacs souterrains.

Que prouvent ces jeux ? La faculté de symboliser. Un objet tout menu et familier se transfigure par la signification immense et lointaine qui s’y attache. La petite sœur devient le géant Polyphème ; quelques miettes de pain sont les brebis grasses que Friedrich, pirate rusé formé à l’école d’Homère, veut lui ravir.

Ces jeux pour lui sont graves, il s’y donne tout entier, et trop quand ils sont belliqueux. Il blesse sérieusement une petite amie d’un coup de javelot hellénique. La guerre de Crimée surexcite son imagination déjà prédisposée aux visions farouches. Un Sébastopol en miniature surgit, construit de ses mains avec du sable. Il se plait aux grands incendies nocturnes d’une flotte de papier. Comme il est de famille conservatrice, il va sans dire que ses sympathies vont aux Russes. Et, le didactisme thuringien reprenant le dessus, il écrit des traités sur « Les ruses de guerre », compulse des traités de tactique pour jouer plus consciencieusement. N’est-il rien resté à l’homme de cette méthode méticuleuse dans le jeu, de cette fantaisie qui transfigure le réel, de cette fidélité aux affections, qui chez lui fut tenace jusqu’à la souffrance ?

Il n’oubliait rien. Ce qu’il voyait se gravait en lui avec force. C’est une vision réelle que celle de ces saltimbanques qui tendent une corde entre une tour de la ville et la maison d’en face, et tandis que l’un d’eux s’agenouille au milieu de la corde, l’autre franchit d’un bond le corps de son camarade et continue son chemin. Le Zarathustra