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il improvisait à ravir. Il était un Thuringien de l’espèce raffinée, « délicat, aimable et souffreteux, comme destiné à une existence tout éphémère, et comme s’il eût été une réminiscence de la vie plutôt que la vie elle-même »[1]. Le danger constant qui le menaçait le faisait vivre « dans un monde de hautes et délicates choses ». Il suffit à son fils d’avoir reçu de lui cet héritage de fragilité, et d’avoir eu comme lui « un pied par delà la vie » pour être initié à tout ce qui ne s’ouvre qu’à des âmes ainsi environnées de périls. Il se sentait naturellement supérieur ; n’ayant pas l’habitude de vivre avec des égaux, il n’éprouvait pas que les droits fussent égaux pour tous : il était d’instinct un aristocrate : Pacifique avec cela, car il méprisait le ressentiment comme une impuissance et une vulgarité. La complication de cette âme distante dans sa mansuétude est un des traits de caractère qui ont le plus certainement passé à son fils Friedrich.

Les occasions semblent n’avoir pas manqué à ce jeune théologien d’exercer cet ascétisme distingué. Il avait introduit dans sa maison la jeune femme la plus différente de son propre caractère. Elle était, celle-là, « quelque chose de très allemand »[2], de très simple, de mobile et d’impétueux. Karl-Ludwig Nietzsche en 1843 était allé choisir au presbytère voisin de Pobles une des filles de son collègue Oehler. À dix-sept ans, mignonne, fraîche, coiffée de bandeaux qui demeurèrent bruns jusqu’à l’extrême vieillesse, assurée d’elle et passionnée, elle sortait d’une de ces familles de pasteurs où l’on croit que l’instruction des jeunes filles nuit à leur charme. À eux deux, le jovial pasteur


  1. Ecce Homo (W., XV, 14, 19, 22).
  2. Ecce Homo (W., XV, 13). — Richard Oehler, Nietzsches Mutter (dans la Zukunft de Harden, 12 janvier 1907). — Franzisca Nietzsche-Oehler vécut de 1826 à 1896.